En cette journée spéciale dédiée à la lutte contre les violences faites aux femmes, voici le portrait des deux artistes engagées : Milouchka et Chrystelle Canals, les metteurs en scène et interprètes de la pièce « Les Maux bleus. »
Autrices, comédiennes, humoristes et metteurs en scène, la liste est longue pour présenter Milouchka et Chrystelle. Pour réunir leurs différents talents, les deux humoristes originaires de Marseille décident de créer en 2019, « La compagnie de L’Eclair. » Si le rire peut parfois remplacer les mots, il existe pourtant des maux qui nécessitent encore aujourd’hui la parole.
A l’occasion de la journée du 25 novembre, date dédiée à la lutte contre les violences faites aux femmes, les deux jeunes artistes reviennent sur leur pièce « Les maux bleus », qui met en lumière les différentes formes de violence dont font l’objet les femmes aujourd’hui.
Quel est votre parcours ?
Chrystelle et Milouchka: Nous avons toutes les deux commencé le théâtre à l’âge de 8 ans, mais Milouchka a un parcours particulier. Après avoir effectué des études de droit et avoir travaillé dans la vente, elle a fini par retrouver son premier amour, la scène. A 30 ans, elle a décidé de se lancer dans l’humour et c’est là que nous nous sommes rencontrées.
Chrystelle: Pour ma part, je n’ai jamais quitté la scène, après le bac j’ai lancé mon premier One Woman Show. Nous avons toutes les deux arpenté les scènes humoristiques pendant plusieurs années avec nos spectacles respectifs. Notre rencontre nous a donné l’envie d’aller plus loin. On a alors commencé à réaliser plusieurs courts métrages, puis en intégrant “Synergie Family”, nous avons eu l’envie d’explorer d’autres thématiques. En mélangeant notre humour et nos sensibilités, nous avons donné naissance aux « Maux Bleus. »
Comment en êtes-vous venues aux métiers de la scène ?
C et M: Nous avons la chance de pouvoir vivre de notre art, ce qui est très rare, encore plus aujourd’hui. Nous sommes conscientes d’être des privilégiées. Je crois que nous ne sommes pas venues au métier de la scène mais c’est plutôt lui qui est venu à nous. C’est notre passion, nous l’avons chevillée au corps. La scène, on y a goûté une fois et on n’a jamais pu la quitter. C’est comme une drogue, mais légale.
Qu’est-ce qui vous anime dans votre rapport au spectacle vivant ?
C et M: Ce qui nous anime c’est le rapport au public, et c’est ce qui nous a le plus manqué pendant le confinement. On dit aux artistes : « faites des représentations filmées, » mais ce n’est pas le même rapport. Dans le spectacle vivant on crée une connexion avec le public, c’est un équilibre entre leurs émotions et les nôtres, on se nourrit l’un de l’autre. C’est ce lien qui rend le spectacle vivant unique.
Aujourd’hui est une date est importante. Qu’est-ce-qu’elle symbolise pour vous?
C et M: Le 25 novembre a été choisi comme date, car c’est la commémoration du triple meurtre des sœurs Mirabal (dites Las Mariposas) qui se sont rebellées contre la dictature. Leur mort a permis la libération de la République dominicaine qui était sous le joug du dictateur Trujilo. C’est non seulement une commémoration des violences subies par les femmes, mais aussi de leur pouvoir et de l’impact qu’elles peuvent avoir sur l’histoire.
« N’oubliez pas qu’il suffira d’une crise économique, politique, ou religieuse pour remettre en question le droit des femmes.«
Simone de beauvoir
Pourquoi est-ce nécessaire d’en parler autant aujourd’hui ?
C et M: C’est nécessaire car les choses bougent mais évoluent doucement. Quand un mouvement est en marche, ce n’est pas le moment de se taire, mais au contraire, il faut redoubler d’efforts pour ne pas faire marche arrière. Comme le disait Simone de Beauvoir: « N’oubliez pas qu’il suffira d’une crise économique, politique, ou religieuse pour remettre en question le droit des femmes. » Rien n’est jamais vraiment acquis.
Comment est née la pièce “Les maux bleus”?
C et M: Les « Maux Bleus » est un spectacle sur les violences faites aux femmes. Cela ne traite pas seulement des violences conjugales, on essaye d’aborder les différentes formes de violences que les femmes peuvent subir au cours de leur vie. De la lesbophobie en passant par l’esclavage moderne, la prostitution ou encore le marketing de la honte… « Les Maux Bleus » dresse le portrait d’une quinzaine de femmes, témoins, victimes ou bourreaux. Le but est de comprendre le cercle de la violence, mais également de se rappeler que ce n’est pas une question de genre mais de pouvoir.
Ce projet est né d’une prise de conscience. En travaillant sur un spectacle pour enfants sur les abus sexuels sur mineurs, nous avons rencontré plusieurs partenaires. Ces acteurs du terrain nous ont fait part des chiffres effarants des violences faites aux femmes.
Nous avons commencé à faire des recherches plus approfondies sur le sujet. De là, nous sommes parties à la rencontre d’associations, de victimes, de témoins et des bourreaux. Milouchka avait depuis toujours l’envie de traiter la question de la condition de la femme. Devant l’urgence de la situation, il nous a semblé essentiel d’apporter une contribution à la cause. Nous avons eu la chance de travailler chez Synergie Family, qui nous a laissé une liberté totale de création et un soutien indéfectible nous permettant de créer notre pièce : Les Maux Bleus.
En tant que femmes, comment avez-vous vécu cette expérience ?
C et M: En tant qu’Être humain ce n’est pas chose facile de se confronter à ses sujets. Certains ont fait écho à nos vécus. Nous avons déconstruit beaucoup de nos idées préconçues. Nous avons remis en cause pas mal de nos croyances. En écrivant sur ces questions, nous avons appris sur ces violences, sur leur mécanisme, mais aussi beaucoup sur nous même. L’écriture de ce spectacle nous a beaucoup coûté et nous a profondément changé. Les recherches nous ont pris beaucoup de temps car il fallait encaisser, se détacher et retranscrire de manière théâtrale quelque chose de pourtant bien réel.
Nous ne pouvions pas prôner la libération de la parole sans libérer la nôtre.
Ce spectacle est arrivé à un moment clé de nos vies. Dire qu’on en avait besoin personnellement est un bien grand mot. Ce spectacle n’est pas une thérapie. Même s’il y a des textes personnels dans le spectacle, nous les avons écrits dans un souci d’honnêteté envers le public. Nous ne pouvions pas prôner la libération de la parole sans libérer la nôtre. En tout cas ce qui est sûr, c’est que l’écriture de ce spectacle nous a fait évoluer et grandir et nous a permis de prendre du recul par rapport à notre propre vécu.
Comment s’est déroulée la phase d’écriture?
C et M: Encore une fois, dire que l’écriture des « Maux Bleus » a été intuitive serait un mensonge. C’est un texte qui nous a beaucoup coûté. Se confronter à la violence, ne plus la normaliser, se rendre compte de son ampleur, de son universalité, a été à la fois terrible et vital dans le processus d’écriture. Ce spectacle nous l’avons écrit avec nos tripes, comme un cri libérateur face à une réalité qui n’a que trop duré.
Comment en parler quand on en a trop vu ? Trop entendu ? Trop vécu ? Ça a été toute la difficulté de ce texte. Travailler sur ces vécus, prendre du recul sur le nôtre, afin d’en parler avec discernement et sans colère.
Qui a mené la mise en scène ?
C et M: La mise en scène a été réalisée par Hervé Lavigne. Pour la pièce, il nous fallait quelqu’un qui adhère à la cause sans être trop impacté par l’ampleur des textes. Nous étions en tant qu’autrices et comédiennes très imprégnées par les textes, il nous fallait un metteur en scène avec du recul et un œil neuf. Nous avons recherché plusieurs metteurs en scène avant de rencontrer Hervé Lavigne. Notre rencontre avec lui a été comme une évidence. Il a tout de suite cerné la dimension de la pièce et l’univers dans lequel il fallait l’ancrer.
« On s’est effondrées dans les bras l’une de l’autre »
Chrystelle et Milouchka, après leur premiere representation
Nous nous sommes enfermées pendant plus d’un mois pour travailler sur les textes. Pleurs, colère, rires, travail acharné: c’est ce qui a rythmé ces mois. On ne peut pas vous raconter dans les détails comment cela s’est passé, c’est impossible. Ce qui est sûr c’est que le travail sur la mise en scène des maux bleus a été aussi dur que magique. Le premier sentiment a été « On l’a fait ! » puis on s’est effondrées dans les bras l’une de l’autre. Un sentiment indescriptible qui restera gravé à vie.
Quand on vient du genre humoristique, comment parvient-on à se saisir de ce genre de sujets?
C et M: Milouchka comme moi, nous avons un peu le syndrome du bon petit soldat. Nous voulions faire vite et bien. Sans doute une déformation professionnelle de l’humour, qui nous apprend à être dans l’efficacité. Hervé a déconstruit beaucoup de nos tics de jeu, et nous a appris à distancier nos textes. Même si nous avons un parcours dans l’humour toutes les deux, nous sommes de base comédiennes, disons qu’il a fallu revenir à nos sources.
Chaque texte comporte son lot de difficultés. En humour, il faut avoir la bonne rythmique, la bonne intonation, la bonne vanne. Alors qu’au théâtre, il faut trouver la connexion avec son personnage, s’effacer et trouver l’endroit où on est juste, la bonne émotion au bon moment, ni trop, ni pas assez. Les deux sont très différents et donc difficilement comparables.
Aujourd’hui, alors qu’on remarque un engouement qui semble reposer parfois sur un effet de mode autour de ce sujet, après notamment la vague de #metoo et #balancetonporc, comment faites-vous pour garder le cap ?
C et M: Les mouvements #meetoo et #balancetonporc sont des instants de libération de la parole que nous saluons. Ces instants nous aident à garder le cap, ils nous prouvent que les choses avancent. Dans cette lutte contre les violences faites aux femmes, ils représentent non pas la fin du voyage, mais une étape importante. Ces mouvements ne nous font pas changer de cap, ils sont comme des vents qui nous poussent dans la bonne direction.
Quel a été l’accueil du public?
C et M: Pour la première on ne pouvait pas rêver mieux, les gens ont été touchés par la pièce, on les a entendus rire, pleurer, s’indigner avec nous parfois, à la fin ils se sont tous levés. C’était magique. Avoir une standing ovation dans le métie, c’est quelque chose, mais sur un projet comme les maux bleus ça représentait beaucoup plus.
La représentation qui nous a le plus marqué, c’est celle de la prison pour femmes à Réau. C’était une toute petite salle, il y avait une quinzaine de détenues, dont certaines qui n’étaient jamais sorties de leur cellule. Chaque mot de la pièce avait un écho différent par rapport à d’habitude, il rentrait directement en résonance. L’émotion était palpable. Au cours de la pièce, les frontières commençaient à s’estomper. Nous n’étions plus des comédiennes, des détenues, des surveillantes de prisons, nous étions seulement des femmes, partageant un ras le bol commun.
“Retournez au théâtre et ne laissez pas mourir l’art. »
L’émotion contenue dans la salle était si forte que je me suis effondrée à l’issue de la représentation, heureusement Milouchka a pu reprendre et faire les remerciements à ma place. C’est bien la première fois qu’un public nous submerge de ses émotions; d’habitude, c’est nous qui transmettons des émotions aux publics. Durant le retour en voiture, nous n’avons pas parlé durant plus d’une heure et encore aujourd’hui, quand on en parle, l’émotion reste présente.
On le sait, 2020 n’a pas été une année facile pour la culture; quels sont vos futurs projets pour les maux bleus ?
C et M: Il n’y a rien de pire pour un artiste que d’être sans projet fixe et de t’entendre dire que l’artistique n’est pas essentiel. Heureusement, Synergie Family ne partage pas cette vision, nous avons pu durant cette période de COVID de travailler sur plein d’autres projets. Ce qui nous a permis d’aborder cette période plus sereinement.
Si vous êtes victime de violences, parlez-en autour de vous, c’est le seul moyen de s’en sortir et n’hésitez pas à contacter le 3919.
Retrouvez-les sur scène:
A Marseille, le 7 février, à l’Art du théâtre.
A Aix-en-Provence, le 13 février, au Ruban Vert.
A Paris, du mois d’avril à juin, au théâtre de l’Essaïon.
Au festival d’Avignon 2021, à la Luna à 17h30.
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